Conflits d'intérêts et marchés publics : de la réalité du doute à l'apparence du doute
- Cyrille Emery
- 9 févr. 2016
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Dans un arrêt du 14 octobre 2015, Région Nord – Pas-de-Calais, le Conseil d'État redonne vie à l’adage romain bien connu : « On ne doit pas soupçonner la femme de César ».
Pompeia Sulla, la deuxième épouse de César, se retournerait sans doute dans sa tombe si elle apprenait qu’on évoque son patronyme pour justifier une décision du Conseil d’État au nom de la règle d’impartialité. Dans son arrêt du 14 octobre 2015 Région Nord - Pas-de-Calais (CE 14 oct. 2015, Région Nord - Pas-de-Calais, req. n°390968), le Conseil d'État apporte en effet des précisions utiles sur la manière dont il faut comprendre la notion de "conflit d'intérêts" dans la passation des marchés publics, donnant ainsi une nouvelle vie à l’adage romain.
La procédure
La région Nord – Pas-de-Calais avait lancé une procédure d'appel d'offres ouvert en vue de la passation d'un marché public à bons de commande ayant pour objet la mise en place d'une carte dématérialisée. À cet effet, la région s'était assurée la collaboration d'un ancien cadre de la société Applicam, M. A..., pour l'aider à rédiger les pièces du marché. Au terme de la procédure, c'est la société Applicam qui a été désignée attributaire du marché.Saisi en référé précontractuel par la société concurrente RevetSens, le tribunal administratif de Lille a jugé, en se fondant sur l'article 24 de la directive 2014/24/UE relatif aux conflits d'intérêts, qu'une telle circonstance était de nature à faire naître un doute légitime sur l'impartialité de cette procédure.Pour écarter le fondement de la décision du tribunal administratif, le Conseil d'État relève tout d'abord "qu'en statuant ainsi, alors qu'à la date à laquelle a été lancée la procédure litigieuse, cette directive n'avait pas été transposée, que son délai de transposition, dont le terme est fixé au 18 avril 2016, n'était pas expiré et que l'attribution du marché, laquelle présente le caractère d'une décision individuelle, ne pouvait être regardée comme de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par cette directive, [le tribunal] a commis une erreur de droit".En substance, l'article 24 de la directive dispose que "les États membres veillent à ce que les pouvoirs adjudicateurs prennent les mesures appropriées permettant de prévenir, de détecter et de corriger de manière efficace des conflits d'intérêts". Pour la directive, "la notion de conflit d'intérêts vise au moins toute situation dans laquelle des membres du personnel du pouvoir adjudicateur ou d'un prestataire de services de passation de marché agissant au nom du pouvoir adjudicateur qui participent au déroulement de la procédure ou sont susceptibles d'en influencer l'issue ont, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou un autre intérêt personnel qui pourrait être perçu comme compromettant leur impartialité (...)".
Le refus classique par le Conseil d'État d'appliquer les dispositions d'un texte qui n'est pas encore en vigueur ou, s'agissant des directives européennes, dont le délai de transposition n'est pas expiré, n'est pas nouveau (v. par ex. en droit interne CE 28 juill. 2000, C. Emery, req. n° 221071). Il n'en demeure pas moins, selon une jurisprudence tout aussi constante, que les mesures prises par, et à l'intérieur, des États membres pendant le délai de transposition des directives ne doivent pas avoir un effet contraire aux objectifs que lesdites directives visent à atteindre. La Cour de justice de l'Union européenne et le Conseil d'État ont en effet jugé qu'il était possible d'invoquer les dispositions d’une directive en cours de transposition, afin « de faire sanctionner par les tribunaux internes (…) la violation virtuelle qui s’actualisera nécessairement au jour de l’expiration du délai de transposition » (CJCE 18 déc. 1997, Inter-Environnement Wallonie ASBL, aff. C-129/96 : Rec. 1997, p. I-7411 ; CE 10 janv. 2001, France nature environnement, req. n° 217237).
Pour écarter ce fondement, qui ne semblait pas dénué de logique, le Conseil juge en l'espèce que "l'attribution du marché, laquelle présente le caractère d'une décision individuelle, ne pouvait être regardée comme de nature à compromettre sérieusement la régulation du résultat prescrit par cette directive". Exit, donc l'article 24 de la directive en cours de transposition.
Impartialité : une jurisprudence établie.
Ce n'est pas pour autant que, sur le fond, le Conseil d'État donne tort au tribunal administratif de Lille, bien au contraire. Pour parvenir à la même solution que le tribunal, la Haute assemblée reprend le chemin d'une jurisprudence bien établie et ancienne sur l'impartialité, à laquelle sont soumises toutes les autorités administratives. Le Conseil d'État rappelle ainsi, au considérant n° 5 de sa décision, "qu'au nombre des principes généraux du droit qui s'imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d'impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence".
C’est en 1949 que l’impartialité a été rangée au nombre des principes généraux du droit (CE 29 avr. 1949, Bourdeaux, req. n° 82790 : Rec. p. 188).La jurisprudence a ensuite affiné les contours de ce nouveau PGD dans de nombreuses décisions relatives, le plus souvent, aux procédures de recrutement dans la fonction publique (v. par ex. CE sect., 9 nov. 1966, Commune de Clohars-Carnoët, req. n° 67973) ou aux procédures disciplinaires (v. par ex. CE 27 oct. 1999, Féd. française de football : JCP 2000, II, 10376). Il faut bien admettre cependant que, jusque-là, le Conseil d’État a eu une appréciation plutôt fluctuante de la règle. Il a ainsi jugé que le fait pour un magistrat d’avoir connu de la situation d’une personne dans une instance pénale ne faisait pas obstacle à ce qu’il siège ensuite dans un organisme administratif (CE 21 nov. 1986, Benkhala c. Ministre de l’Intérieur : Rec. p. 353). À l’inverse, il a pu décider qu’un membre du conseil de discipline ayant proposé une sanction ne pouvait pas siéger ultérieurement sur la même affaire au sein de la commission de recours (CE 26 sept. 2008, Assistance publique-hôpitaux de Paris : Rec. p. 321).
L’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme
Pour sa part, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) s’est appropriée dès l’origine la notion anglo-saxonne dite de « la théorie de l’apparence » dans sa jurisprudence. Cette théorie permet de se satisfaire de l’apparence de la partialité pour en déduire que la règle d’impartialité a été méconnue. Avec ce raisonnement, il n’y a pas à aller vérifier si le doute a un fondement : le doute suffit. « On ne doit pas soupçonner la femme de César », nous dit l’adage bien connu. Dans un célèbre arrêt Procola, la CEDH a ainsi été amenée à juger qu’« un simple doute, aussi peu justifié soit-il “suffit“ à altérer l’impartialité du tribunal en question » (CEDH 28 sept. 1995, Procola, req. n° 27/1994/474/555 : AJDA 1996, 383, obs. Flauss).
L’article 24 de la directive s’inscrit parfaitement dans cette logique. La définition qu’il donne du conflit d’intérêts est parfaitement claire à cet égard : « un intérêt (…) qui pourrait être perçu comme compromettant leur impartialité ». Il n’est pas exigé des États membres qu’ils introduisent des dispositions imposant une vérification du doute, même légitime ; il leur est demandé d’introduire des dispositions écartant tout ce qui pourrait être « perçu » comme mettant en cause l’impartialité du décideur public.
Un arrêt à rapprocher de l’arrêt EBM Thermique d'octobre 2014
Le Conseil d’État, fidèle à sa logique, n’a pas introduit la théorie de l’apparence avec empressement dans ses décisions, et ne le fait que de manière implicite, par petites touches. Sur ce point, il est intéressant de rapprocher la décision Région Nord – Pas-de-Calais commentée ici d’un arrêt portant exactement sur la même question, rendu un an plus tôt. On y perçoit l’évolution, certes subtile, mais bien réelle, du juge administratif.
Dans sa décision EBM Thermique du 22 octobre 2014 (CE 22 oct. 2014, Société EBM Thermique, req. n° 382495), le Conseil d’État a eu à statuer sur le cas d’un adjoint au maire qui était membre du conseil d’administration de la société suisse EBM, dont la sous-filiale EBM thermique avait été désignée attributaire du marché. Cet adjoint avait participé à la décision, notamment en rédigeant les réponses aux questions des opérateurs économiques concurrents.Pour écarter le doute pesant sur l’impartialité de cet adjoint, la Haute assemblée procède à une vérification et considère que l’intéressé n’a été élu membre du conseil d’administration d’EBM qu’en qualité de représentant des abonnés au réseau public de distribution d’électricité, et « qu’il ne ressortait pas [des pièces du dossier] qu’il aurait eu un intérêt personnel (…) de nature à créer un doute légitime sur son impartialité ».
Dans cette décision, rendue il y a un an à peine, le juge ne se borne pas, alors, à constater l’apparence du doute ; il vérifie au contraire si, au vu des éléments du dossier, il y avait réellement matière à douter.
En 2015, le juge constate, certes, qu’il « ne résulte pas de l'instruction que l'intéressé détiendrait encore des intérêts au sein de l'entreprise », mais c’est pour ajouter aussitôt que « le caractère encore très récent de leur collaboration, à un haut niveau de responsabilité, pouvait légitimement faire naître un doute sur la persistance de tels intérêts et par voie de conséquence sur l'impartialité de la procédure suivie par la région ». L’évolution est subtile, mais elle est réelle. Si en 2014, un lien effectif et actuel entre un élu et le candidat retenu fait naître un doute, que le juge lève en allant au-delà de l’apparence, en 2015, il se contente de l’apparence du doute que crée un lien antérieur, lien qui n’est plus effectif depuis deux ans à la date de la passation du marché.